samedi 24 février 2007

Vieillir et voir la vie en rose !




Vieillir et voir la vie en rosePar : Denis-Daniel Boullé [20-02-2007]


Vieillir et voir la vie en rose


La vieillesse serait-elle un tabou dans nos communautés ? Et pourtant, à l'image de nos sociétés qui ne parlent que de jeunesse, de beauté et de santé, les gais vieillissent et ne souhaitent pas forcément redevenir invisibles, absents, ou retourner dans le placard. Peu d'études à ce jour ont tracé le portrait de nos aînés. Pas d'enquêtes fouillées pour savoir quelles sont leurs aspirations et leurs inquiétudes face au défi de l'âge avançant. Et cela ne se limite pas seulement au fait de ne plus «pogner» dans les bars, ou encore de multiplier les artifices pour cacher les marques du temps. Comme le soulignait un de nos répondants, «notre vieillesse sera à l'image de ce que nous avons été», entendre que notre caractère, nos expériences heureuses et malheureuses, auront eu une incidence sur la façon dont nous aborderons la vieillesse.

En cela, nous ne sommes pas si différents des hétéros. Sauf que nous devons composer, tout comme eux, avec une perception générale du vieillissement dans nos sociétés qui tend à nous effacer : on peut prendre pour exemple le combat de Janette Bertrand pour que les aîné(e)s soient plus présents dans les médias et surtout à la télévision, auquel s'ajoute pour les gais la peur de se retrouver seuls et confrontés à des institutions qui ne tiendraient pas compte de leur chemin de vie. Après avoir lutté pendant des années pour occuper l'espace public, sommes-nous condamnés à redevenir invisibles?

Une inquiétude partagée par la Fondation Émergence et son président, Laurent McCutcheon, qui en novembre 2005 organisait une première rencontre intitulée Les rendez-vous du futur, dont le thème était une réflexion sur la condition homosexuelle et le vieillissement. Beaucoup de questions et de thématiques à explorer ici. «Nous arrivons avec une nouvelle génération de gais âgés qui ont passé la plus grande partie de leur vie en dehors du placard et qui ne sont pas prêts à y retourner en raison de leur âge. Ils se posent donc des questions sur leur fin de vie et se demandent si les services seront adaptés à leur réalité, rappelle Laurent McCutcheon. Si l'on regarde du côté du Ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine, par le biais du Conseil des aînés et du Secrétariat des Aînés ou encore du côté de l'Alliance des associations de retraités et d'aînés du Québec, nous sommes complètement absents, invisibles.»

Encore faut-il connaître les spécificités qui distinguent le vieillissement gai du vieillissement hétéro. Une première recherche dirigée par Shari Brotman et Bill Ryan de l'École de service social de l'université McGill à brosser à gros traits les préoccupations d'aînés gais à travers le Canada. Dans ce paysage, les intervenants sociaux ont été mis à contribution et, même si l'étude mériterait d'être affinée, le constat est simple : l'homosexualité n'existe plus dès qu'on atteint le 3e âge. Les médecins, ni les intervenants auprès des personnes à domiciles ou dans des institutions, ni le personnel en général qui œuvre auprès des personnes âgées ne considèrent pas l'homosexualité comme une de leurs préoccupations. À la limite, ils ne savent même pas qu'ils ont affaire à une lesbienne ou à un gai. Mais, comme le souligne Bill Ryan, «nous avons choisi pour les entrevues des gais et des lesbiennes de plus de 65 ans, rencontré des hommes et des femmes dont la grande majorité n'étaient généralement jamais sortis du placard. Certains n'utilisaient pas les mots «gai» ou «homosexuel». Ils préféraient utiliser des expressions comme : «quand on est comme cela». Ils n'avaient pas vécu la libération des dernières décennies, donc, naturellement, ils avaient tendance à effacer cette partie d'eux-mêmes quand ils demandaient ou recevaient des services.» On peut comprendre alors que la question homosexuelle ne se soit jamais posée pour ceux et celles qui travaillent auprès des aînés, puisque les gais eux-mêmes se rendent invisibles.

«Quand, à partir de cette recherche, nous faisons des séances d'information et de formation sur ces réalités auprès des professionnels, c'est généralement une surprise. Il y parfois un déni, comme si l'homosexualité n'existait plus une fois qu'on avait dépassé 70 ans. Les intervenants découvrent alors la vulnérabilité plus grande que peuvent vivre des gais et des lesbiennes âgés.»

Ne pas oser dire que l'on est gai, se retrouver seul parmi d'autres personnes âgées hétéros avec qui on ne peut partager les mêmes expériences et le même vécu, assumer devant les autres l’absence d’une famille, ou encore que la visite ne soit constituée que d'amis et d'amies : autant de petites contraintes qui peuvent au quotidien affecter la qualité de vie des aînés gais.

«Je ne pense pas qu'il y ait une seule solution pour tout monde», constate Laurent McCutcheon. «Il faut tenir compte du parcours de vie de chacun : des gais ont été mariés et ont eu des enfants; la situation matérielle et financière a son incidence sur la façon d'organiser sa retraite ; le degré d'assumation sera aussi un facteur important quant aux choix futurs de ce qu'on est prêt à accepter ou pas.» De plus, il faut aussi tenir compte de l'évolution de la société, qui, selon le président de la Fondation Émergence, est beaucoup plus ouverte. Il faut donc adapter la réflexion aux gais qui auront vécu leur homosexualité sur des modes différents mais aussi au contexte social plus accueillant à l'égard de ces réalités.

«De plus en plus, le réseau des services sociaux et des services de santé veut s'adapter», constate Bill Ryan lorsqu'il rencontre les intervenants. «Curieusement, c'est en région où l'on semble le plus ouvert à cette problématique, alors qu'à Montréal, il semble que l'on soit moins intéressé.» Mais le constat est tout de même optimiste. On serait prêt aujourd'hui à lever le tabou sur le vieillir gai et à apporter des pistes de solutions. Que ce soit pour Laurent McCutcheon ou pour Bill Ryan, le momentum est bon. «Nous devons aujourd'hui porter le même intérêt aux aînés gais que nous l'avons fait, il y a quelques années, avec les jeunes gais. Ce sont les deux extrémités d'un même continuum qui méritent toute notre attention», conclut Bill Ryan. «C'est la génération des baby-boomers qui fait face aujourd'hui au vieillissement, et donc il y a une grande proportion de gais et de lesbiennes qui ne sont pas prêts à renoncer à toutes les avancées qu'ils et elles ont vécu individuellement et collectivement», de rappeler Laurent McCutcheon.

Entre les plus vieux qui vivent leur vieillesse en faisant le deuil de leur orientation sexuelle et les générations suivantes peu enclines à taire cette partie d'eux-mêmes, il y a un monde, une transition à faire.

Et c'est peut-être auprès de ceux qui ne sont pas loin de l'âge de la retraite que l'on peut mieux cerner les enjeux, les inquiétudes mais aussi les espoirs du vieillissement gai. Gérald Julien est responsable à Séro Zéro d'un atelier qui s'adresse aux hommes de 45 ans et plus. Mon nouvel âge, le nom de cet atelier, est un groupe de discussions de 8 à 9 personnes pour des sessions hebdomadaires de six semaines. «Les raisons qui poussent des hommes à venir à cet atelier sont très variées. Certains souffrent de solitude sociale parce qu'ils ne se reconnaissent plus dans le Village, d'autres sont des gais qui viennent juste de sortir du placard ou sont de nouveaux divorcés, et tous les sujets sont abordés, aussi bien la vie sociale que la vie sexuelle», explique Gérald Julien. Les inquiétudes concernant le vieillissement tournent autour de l'isolement. Qui va prendre soin de moi ? Est-ce que je vais vieillir tout seul ? Est-ce que, lorsque j'aurai besoin de services, je trouverai des personnes respectueuses de ce que je suis ? L'approche du vieillissement semble marquée du sceau de la solitude à venir. «D'autant que, pour beaucoup d'entre eux, la communauté gaie ne semble pas inclusive et participerait sans le vouloir à l’exclusion des anciens et au jeunisme», ajoute Gérald Julien. «Ils regrettent le fossé générationnel, même s'ils sont conscients que la compagnie de plus jeunes a aussi des limites. Ils ne partagent pas les mêmes intérêts, n'ont pas les mêmes goûts, ce qui contribue à ce sentiment de rejet ou, en tout cas, à cette impression de ne plus se reconnaître dans la communauté ou le Village.»

Certaines peurs de vieillir ne seraient pas essentiellement liées à l'accueil que nous réserveraient les hétéros mais aussi à la séparation d'avec ceux qui ont constitué notre entourage pendant des années. «C'est un des défi», reconnaît Laurent McCutcheon. «Est-ce qu'il y a la même solidarité dans la communauté pour nos aînés qu'il y en a pour les plus jeunes ? Je ne le pense pas. Nous devons développer un réseau d'entraide et de solidarité, nous doter d'organismes dont c'est la vocation et qui permettraient que les liens dans la communauté ne soient pas définitivement rompus.» Même son de cloche du côté de Bill Ryan. «À ma connaissance, beaucoup de gais âgés souhaiteraient d'autres occasions de rencontres que celles des bars qui misent trop d'ailleurs sur les jeunes, par leur choix musicaux. À Vancouver, il y a une expérience très intéressante au Centre communautaire qui permet à plusieurs aînés de faire du bénévolat et de croiser de ce fait d'autres gais plus jeunes, puisque la vocation du centre est avant tout la santé gaie. Ce type d'initiatives peut aider à briser l'isolement et à conserver des relations avec sa propre communauté.»

Est-ce la raison pour laquelle, comme le fait remarquer Gérald Julien, certains gais sont intéressés par le développement de maisons pour gais retraités où, d'une part, ils seront sûrs de ne pas être victimes d'homophobie et, d'autre part, d'être avec leurs semblables pour pouvoir partager leur vie, leurs expériences et garder ainsi un pied dans la communauté?

À moins que ces établissements réservés aux gais ne soient que la simple illustration du fait que les services publics et privés offrant des services aux aînés aient tout simplement oublié les gais. Un avis que partagent Laurent McCutcheon et Bill Ryan. « Si l'on recherche des services particuliers, c'est que le réseau public n'est pas adapté, ou encore qu'il ne montre pas qu'il est exempt de préjugés», soutient Laurent McCutcheon. Plus important pour Bill Ryan, le fait que ces maisons de retraite peuvent renforcer le sentiment de ghettoïsation. L'état des lieux n'est pas catastrophique mais préoccupant. Si l'accent est mis sur une meilleure adaptation du réseau public de santé et de services sociaux devant cette nouvelle réalité, il faut aussi que la communauté soit partie prenante des nouveaux défis et ne laissent pas tomber les anciens, pour que chacun puisse y trouver son compte, à l'intérieur comme à l'extérieur de la communauté. Des associations commencent à voir le jour, des chercheurs se penchent sur le phénomène, les maisons pour hommes seulement se bâtissent, le virage est donc en train de se prendre, d'autant que les premiers concernés n'ont pas l'intention de vieillir en se taisant et en se cachant.

samedi 17 février 2007

Le cinéma GAY ....



Le cinéma gay et lesbien est peu à peu sorti de la confidentialité pour s'imposer auprès du public. André Schäfer retrace cette évolution à l'aide d'interviews (Gus van Sant, Stephen Frears, Jean-Marc Barr...) et de nombreux extraits de films.



Dans un documentaire de 90 minutes qu'on a pu découvrir sur Arte dès 22h15 : "T'as de beaux yeux, chéri".




"Longtemps, il a semblé impossible de montrer au cinéma des gays ou des lesbiennes heureux, et encore moins de donner aux films un "happy end". Un grand nombre de films traitant de l'homosexualité ont été tournés dans les années 1980, au moment où le sida mobilisait l'attention dans les sociétés occidentales.

La vie d'un homosexuel était nécessairement vide, malheureuse, solitaire et ne pouvait que mal finir. Si le cliché n'a pas entièrement disparu des écrans, il existe pourtant un cinéma qui présente les choses différemment et a réussi à sortir de la semi-clandestinité de ses débuts, il y a une quarantaine d'années.

André Schäfer est allé en Europe, en Asie et en Amérique à la rencontre de réalisateurs et d'acteurs qui ont contribué à ce que les films gays et lesbiens soient vus par le grand public et jugés selon les mêmes critères que les autres.

Parmi les réalisateurs qui témoignent ici : l'Américain Gus van Sant (My own private Idaho), le Britannique Stephen Frears (My beautiful laundrette), les Allemands Rosa von Praunheim (Ce n'est pas l'homosexuel qui est pervers, mais le contexte dans lequel il vit) et Angelina Maccarone (Fremde Haut/Unveiled), les Français Jacques Martineau et Olivier Ducastel (Crustacés et coquillages) et l'Indien Onir (My brother Nikhil). Sans oublier des comédiens tels que Jean-Marc Barr, Ingrid Caven et Tilda Swinton. "

mardi 6 février 2007

Excellent article sur l'homoparentalité....






L'homoparentalité agite scientifiques et politiques

La principale association de parents gays a organisé un débat à Paris.
Par Sandrine CABUT
QUOTIDIEN : lundi 5 février 2007

Des scientifiques pour convaincre les politiques d'aller plus loin sur la question de l'homoparentalité. C'est le pari qu'avait fait l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) en organisant samedi à Paris un débat entre candidats à la présidentielle et scientifiques. Pari en partie gagné. Si la communiste Marie-George Buffet est la seule à s'être physiquement déplacée, les cinq partis de gouvernement étaient représentés. Patrick Bloche (PS) a parlé au nom de Ségolène Royal, Noël Mamère (Verts) en celui de Dominique Voynet, Laurent Wauquiez (UMP) pour Nicolas Sarkozy, et Jean-Christophe Lagarde (UDF) pour François Bayrou. Mais, avant de s'exprimer sur ce sujet qui concerne déjà 200 000 enfants en France, ils ont dû écouter.

Un millier de références. Les arguments de l'APGL, d'abord. L'association vient de recenser, dans un guide, toutes les enquêtes, études universitaires, thèses, etc. publiées sur l'homoparentalité dans le monde. Soit un millier de références, dont plus de 300 françaises. «La plupart ne montrent aucune différence de développement entre les enfants de couples homo et ceux de parents hétérosexuels, les rares études négatives ont été inspirées par les milieux religieux, relève Martine Gross, présidente honoraire de l'APGL. Les politiques nous ont souvent opposé le manque de recul, cet argument ne peut plus tenir la route. Il est temps de légiférer pour apporter à ces enfants la même protection juridique qu'aux autres.»
Histoire de prolonger sa démonstration, l'APGL avait convié trois jeunes chercheurs. «La paternité gay s'inscrit dans les changements de paternité actuelle, elle n'a pas de caractères très spécifiques», explique Emmanuel Gratton, dont la thèse de sociologie a porté sur des hommes gays devenus pères ou avec un projet de paternité. Martha Mailfert, doctorante elle aussi en sociologie, a enquêté auprès de familles lesbiennes. Sa thèse ne nie pas des difficultés au quotidien ­ notamment pour la reconnaissance de la «co-mère» ­ mais elle estime que le «problème des enfants n'est pas tant dans la structure des familles que dans le regard des autres». Comme le confirment d'autres scientifiques présents, c'est contre la stigmatisation et les discriminations qu'il faut aujourd'hui lutter.
«Il y a quelque chose d'un peu douloureux à démontrer que les enfants d'homos sont comme les autres», relève le psychanalyste Serge Hefez . L'obstétricien Israël Nisand se dit lui aussi «choqué de voir que des chercheurs doivent encore travailler sur le sujet». Et de lâcher, sous un tonnerre d'applaudissements : «On sait que la discrimination peut amener jusqu'à la mort. Il faut que des non-homosexuels défendent le droit des homosexuels à vivre normalement dans notre pays.» Plus provocateur, l'anthropologue Maurice Gaudelier clame que «ce qui fait la société c'est le politique et le religieux, pas la famille. Si la famille évolue, ça ne va pas foutre en l'air la société. Le catastrophisme est non fondé».
Mea-culpa. A gauche, les politiques en sont déjà convaincus. Marie-George Buffet commence par un mea-culpa, rappelant que le «PC n'a pas toujours été linéaire sur ce sujet». Depuis, son parti s'est prononcé en faveur du mariage gay, de l'ouverture de l'adoption aux homosexuels et de l'IAD (insémination avec donneurs) pour les lesbiennes. «Je vais continuer à porter ce combat, promet-elle. Je pense que l'opinion est prête.» Même ouverture chez les Verts, où Noël Mamère avait été le premier à célébrer un mariage gay, à Bègles, en 2004. Patrick Bloche rappelle les deux propositions de loi déposées par le PS en juin 2006 sur le mariage et les conditions d'exercice de la parentalité.

Mais à droite, UMP et UDF restent figées sur les questions du mariage et de l'adoption gays. «Notre volonté est de se centrer sur les questions concrètes», assure Laurent Wauquiez (UMP), qui propose de transformer le Pacs en un contrat célébré en mairie, et d'améliorer le statut du beau parent. A l'UDF, encore divisée sur le sujet, Jean-Christophe Lagarde évoque la création d'un «contrat d'union sociale avec les mêmes droits que le mariage», et la possibilité d'adoption simple par le deuxième parent. Des avancées, mais insuffisantes aux yeux des militants.

vendredi 2 février 2007

Lecture....



Portraits

Philippe Pignarre, 54 ans, éditeur, créateur des Empêcheurs de penser en rond. Sa maison veut miner les dogmes de la médecine par une subversion soft.
Taupe santé
Par Emmanuel PONCET
QUOTIDIEN : vendredi 2 février 2007

Dans l'édition, où beaucoup se la racontent, il fait figure de sage marginal et discret. Presque terne. Habitant de Barbès, Paris XVIIIe , il fait plus volontiers ses courses au Super U du coin qu'à Saint-Germain-des-Prés. Lecteur de Charles Péguy et d'Alexandre Dumas, il ne la ramène pas avec des théories bruyantes et flamboyantes. Hormis le restaurant, seule concession au luxe, il ignore tranquillement la vie intello-mondaine de son biotope. Le qualificatif de «passe-muraille» lui convient bien, et marche au propre comme au figuré. Débonnaire en apparence. Subversif à la longue. Falot a priori. Lancinant à l'usage. Le grand public le connaît peu. Mine de rien, il a édité 350 livres aux Empêcheurs de penser en rond, «sa» maison adossée au Seuil, «sans en regretter aucun». Toujours autour des sciences, de la santé, sa passion historique.

La famille Pignarre, dont le père conduit des locomotives et milite à la CGT, croit aux études. Chez les Pignarre, on fut longtemps journaliers, pauvres parmi les pauvres, chez Fernand Braudel. Le jeune Philippe réussit bien, comme sa soeur, aujourd'hui réalisatrice de films sous le nom d'Anais Prosaic. Produit typique de la génération 68, sans les reflets lyriques, renégats ou narcissiques du cliché, il fait pion dans un lycée d'Orléans pour payer ses études, loue un appartement avec des amis, «les étudiants n'avaient pas les mêmes problèmes d'argent qu'aujourd'hui», et milite à la Ligue communiste révolutionnaire. Plus tard, il remplace Edwy Plenel à la rubrique Ecole du journal Rouge. Le futur directeur du Monde lui donne des conseils : «Quand tu fais un article, évite de terminer par des mots d'ordre !» A ses copains de la Ligue, il ne cache pas son homosexualité, pas plus qu'il ne la porte en étendard. Ce «douloureux problème» , selon la formule consacrée à l'époque, reste susceptible de poursuites pénales. Etre pédé chez les maos est fortement déconseillé. Les trotskistes semblent plus tolérants. «Tout le monde le savait. Tout le monde s'en foutait.» Plus tard, ce discret admirateur de l'énergie d'Act Up (mais non adhérent) écrit des nouvelles érotiques pour Gai Pied (pseudo : Philippe Guerizec) et aussi des chroniques de livres d'histoire pour le Matin de Paris (pseudo : Philippe Melegent).

L'intello considère l'homosexualité comme une expérience politique singulière. Et l'éditeur s'apprête à publier une étude d'un jeune sociologue sur le sujet (Pierre Verdrager, l'Homosexualité dans tous ses états ). «L'expérience homo produit de la souffrance ET une façon de la gérer. Très vite, vers 12 ou 13 ans, on apprend à contrôler le rapport à l'espace public, ce qu'on dit ou pas.» Moins radical que les tenants du queer, théorie qui déconstruit les genres masculin et féminin, la visibilité ne constitue pas pour lui une garantie absolue d'efficacité. Plus largement, son ami sociologue Bruno Latour lui a aussi appris à «se méfier de la dénonciation» en général. Même si l'injustice semble insupportable, se hâter lentement. Prendre son temps de toute urgence. «In & out» décidément, cet historien de formation entretient un rapport prudent avec les sciences. Toutes. Foucault lui a appris pour toujours que la psychanalyse «a puisé ce qu'il y avait de pire dans le familialisme du XIXe siècle». Lui-même n'a jamais consulté. «A 55 ans, de toute façon, c'est trop tard», s'amuse-t-il.

Poliment rétif à toute emprise, même celle de l'entreprise, il considère le capitalisme comme un système sorcier. «Le risque réside moins dans le patron lui-même que dans le machin qui vous reformate, progressivement, à votre insu.» On s'étonne d'autant plus qu'il ait survécu au sein de l'industrie pharmaceutique, aux labos Delagrange vendus ensuite à Synthelabo, filiale de L'Oréal. Comme éditeur et peut-être encore plus comme directeur de la communication. Mais pour lui, être «dans l'institution» ne présente pas de problème de principe : «Foucault était bien au Collège de France.» Au début des années 80, il cesse d'être permanent de la LCR, cherche du boulot, entre comme manutentionnaire-intérimaire dans les labos pharmaceutiques Delagrange. Ses qualités de rédacteur médical sont vite repérées, son ascension fulgurante se termine au «top management» comme dir com à 15 000 euros mensuels (cinq fois moins aujourd'hui). Un patron particulièrement éclairé, Hervé Guérin, «amoureux des livres», lui permet de créer une maison d'édition indépendante au sein du groupe.

Mais, lorsque Sanofi rachète Synthelabo en 1998, l'«agent double», intello undercover dans l'industrie, se retrouve au pied du mur. «J'ai tenu un an. On m'a dit : "Soit vous faites une collection marketing, soit vous partez."» Il part après qu'un article du Canard enchaîné a relevé une phrase suspecte à caractère pédophile de l'écrivain Havelock Ellis. Elle figurait en exergue d'un ouvrage édité par les Empêcheurs. Belle occasion. Le labo trouve la collection trop dangereuse. Elle est vendue au Seuil. Et Pignarre profite de l'exfiltration pour synthétiser Synthelabo dans le Grand Secret de l'industrie pharmaceutique. Dans ce livre, comme dans les suivants, il connecte les progrès de la médecine, la production de médicaments et les symptômes qu'ils sont censés traiter. Question faussement naïve : pourquoi les dépressifs se comptent-ils soudain par millions ? Peut-être parce que le diagnostic et la prescription de Prozac ou de Zoloft sont souvent systématiques... Grosso modo, Michel Foucault expliqué aux clients de la pharmacie de quartier. Ni spécialement contre les médecins, ni farouchement contre les labos, Pignarre refuse juste la médicalisation à outrance. S'il fallait choisir un camp, ce serait celui des associations de patients et de leur expertise empirique. Là encore, l'expérience homo-intello n'est pas pour rien. «Un cas extraordinaire de démédicalisation progressive. Autrefois, on psychiatrisait les gays. Aujourd'hui, plus personne ne veut médicaliser l'homosexualité...»

Désormais, cet admirateur du théâtre d'avant-garde observe la guerre des psys. Il veut se poser en arbitre pragmatique de la guerre atomique opposant les analystes hardcore et les partisans des neuro-sciences. On le voyait comme une taupe, creusant patiemment sous les fondations en surgissant régulièrement dans le débat public. A la façon de Daniel Bensaïd, autre LCR historique. «Moins marxiste» que ce dernier, Pignarre nuance la métaphore spéléo. Il se voit comme un «jeteur de sondes», aux côtés de sa grande amie et mentor Isabelle Stengers, philosophe des sciences. «Nous n'avons pas en main la carte du territoire. Nous pouvons seulement dire avec d'autres : là, ça passe, là, ça ne passe pas, là, on peut se fracasser, là, il y a des tourbillons, là, on va s'ensabler, etc.»
Celui qui vote à gauche, PS, PCF ou LCR «selon les circonstances», cite Gilles Deleuze à l'appui : «La gauche a besoin que les gens pensent.»

photo FRED KIHN

Philippe Pignarre en 7 dates : 2 mai 1952 Naissance à Angoulême. Mai 1971 Entre à la Ligue communiste révolutionnaire. 1973 Suit les cours de Michel Foucault au Collège de France. Janvier 1983 Manutentionnaire aux laboratoires Delagrange. Mai 1990 Directeur de la communication de Synthelabo. Création des Empêcheurs de penser en rond. Septembre 2000 Rejoint le Seuil avec sa maison d'édition. Octobre 2006 Publie les Malheurs des psys (la Découverte).