vendredi 2 février 2007

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Portraits

Philippe Pignarre, 54 ans, éditeur, créateur des Empêcheurs de penser en rond. Sa maison veut miner les dogmes de la médecine par une subversion soft.
Taupe santé
Par Emmanuel PONCET
QUOTIDIEN : vendredi 2 février 2007

Dans l'édition, où beaucoup se la racontent, il fait figure de sage marginal et discret. Presque terne. Habitant de Barbès, Paris XVIIIe , il fait plus volontiers ses courses au Super U du coin qu'à Saint-Germain-des-Prés. Lecteur de Charles Péguy et d'Alexandre Dumas, il ne la ramène pas avec des théories bruyantes et flamboyantes. Hormis le restaurant, seule concession au luxe, il ignore tranquillement la vie intello-mondaine de son biotope. Le qualificatif de «passe-muraille» lui convient bien, et marche au propre comme au figuré. Débonnaire en apparence. Subversif à la longue. Falot a priori. Lancinant à l'usage. Le grand public le connaît peu. Mine de rien, il a édité 350 livres aux Empêcheurs de penser en rond, «sa» maison adossée au Seuil, «sans en regretter aucun». Toujours autour des sciences, de la santé, sa passion historique.

La famille Pignarre, dont le père conduit des locomotives et milite à la CGT, croit aux études. Chez les Pignarre, on fut longtemps journaliers, pauvres parmi les pauvres, chez Fernand Braudel. Le jeune Philippe réussit bien, comme sa soeur, aujourd'hui réalisatrice de films sous le nom d'Anais Prosaic. Produit typique de la génération 68, sans les reflets lyriques, renégats ou narcissiques du cliché, il fait pion dans un lycée d'Orléans pour payer ses études, loue un appartement avec des amis, «les étudiants n'avaient pas les mêmes problèmes d'argent qu'aujourd'hui», et milite à la Ligue communiste révolutionnaire. Plus tard, il remplace Edwy Plenel à la rubrique Ecole du journal Rouge. Le futur directeur du Monde lui donne des conseils : «Quand tu fais un article, évite de terminer par des mots d'ordre !» A ses copains de la Ligue, il ne cache pas son homosexualité, pas plus qu'il ne la porte en étendard. Ce «douloureux problème» , selon la formule consacrée à l'époque, reste susceptible de poursuites pénales. Etre pédé chez les maos est fortement déconseillé. Les trotskistes semblent plus tolérants. «Tout le monde le savait. Tout le monde s'en foutait.» Plus tard, ce discret admirateur de l'énergie d'Act Up (mais non adhérent) écrit des nouvelles érotiques pour Gai Pied (pseudo : Philippe Guerizec) et aussi des chroniques de livres d'histoire pour le Matin de Paris (pseudo : Philippe Melegent).

L'intello considère l'homosexualité comme une expérience politique singulière. Et l'éditeur s'apprête à publier une étude d'un jeune sociologue sur le sujet (Pierre Verdrager, l'Homosexualité dans tous ses états ). «L'expérience homo produit de la souffrance ET une façon de la gérer. Très vite, vers 12 ou 13 ans, on apprend à contrôler le rapport à l'espace public, ce qu'on dit ou pas.» Moins radical que les tenants du queer, théorie qui déconstruit les genres masculin et féminin, la visibilité ne constitue pas pour lui une garantie absolue d'efficacité. Plus largement, son ami sociologue Bruno Latour lui a aussi appris à «se méfier de la dénonciation» en général. Même si l'injustice semble insupportable, se hâter lentement. Prendre son temps de toute urgence. «In & out» décidément, cet historien de formation entretient un rapport prudent avec les sciences. Toutes. Foucault lui a appris pour toujours que la psychanalyse «a puisé ce qu'il y avait de pire dans le familialisme du XIXe siècle». Lui-même n'a jamais consulté. «A 55 ans, de toute façon, c'est trop tard», s'amuse-t-il.

Poliment rétif à toute emprise, même celle de l'entreprise, il considère le capitalisme comme un système sorcier. «Le risque réside moins dans le patron lui-même que dans le machin qui vous reformate, progressivement, à votre insu.» On s'étonne d'autant plus qu'il ait survécu au sein de l'industrie pharmaceutique, aux labos Delagrange vendus ensuite à Synthelabo, filiale de L'Oréal. Comme éditeur et peut-être encore plus comme directeur de la communication. Mais pour lui, être «dans l'institution» ne présente pas de problème de principe : «Foucault était bien au Collège de France.» Au début des années 80, il cesse d'être permanent de la LCR, cherche du boulot, entre comme manutentionnaire-intérimaire dans les labos pharmaceutiques Delagrange. Ses qualités de rédacteur médical sont vite repérées, son ascension fulgurante se termine au «top management» comme dir com à 15 000 euros mensuels (cinq fois moins aujourd'hui). Un patron particulièrement éclairé, Hervé Guérin, «amoureux des livres», lui permet de créer une maison d'édition indépendante au sein du groupe.

Mais, lorsque Sanofi rachète Synthelabo en 1998, l'«agent double», intello undercover dans l'industrie, se retrouve au pied du mur. «J'ai tenu un an. On m'a dit : "Soit vous faites une collection marketing, soit vous partez."» Il part après qu'un article du Canard enchaîné a relevé une phrase suspecte à caractère pédophile de l'écrivain Havelock Ellis. Elle figurait en exergue d'un ouvrage édité par les Empêcheurs. Belle occasion. Le labo trouve la collection trop dangereuse. Elle est vendue au Seuil. Et Pignarre profite de l'exfiltration pour synthétiser Synthelabo dans le Grand Secret de l'industrie pharmaceutique. Dans ce livre, comme dans les suivants, il connecte les progrès de la médecine, la production de médicaments et les symptômes qu'ils sont censés traiter. Question faussement naïve : pourquoi les dépressifs se comptent-ils soudain par millions ? Peut-être parce que le diagnostic et la prescription de Prozac ou de Zoloft sont souvent systématiques... Grosso modo, Michel Foucault expliqué aux clients de la pharmacie de quartier. Ni spécialement contre les médecins, ni farouchement contre les labos, Pignarre refuse juste la médicalisation à outrance. S'il fallait choisir un camp, ce serait celui des associations de patients et de leur expertise empirique. Là encore, l'expérience homo-intello n'est pas pour rien. «Un cas extraordinaire de démédicalisation progressive. Autrefois, on psychiatrisait les gays. Aujourd'hui, plus personne ne veut médicaliser l'homosexualité...»

Désormais, cet admirateur du théâtre d'avant-garde observe la guerre des psys. Il veut se poser en arbitre pragmatique de la guerre atomique opposant les analystes hardcore et les partisans des neuro-sciences. On le voyait comme une taupe, creusant patiemment sous les fondations en surgissant régulièrement dans le débat public. A la façon de Daniel Bensaïd, autre LCR historique. «Moins marxiste» que ce dernier, Pignarre nuance la métaphore spéléo. Il se voit comme un «jeteur de sondes», aux côtés de sa grande amie et mentor Isabelle Stengers, philosophe des sciences. «Nous n'avons pas en main la carte du territoire. Nous pouvons seulement dire avec d'autres : là, ça passe, là, ça ne passe pas, là, on peut se fracasser, là, il y a des tourbillons, là, on va s'ensabler, etc.»
Celui qui vote à gauche, PS, PCF ou LCR «selon les circonstances», cite Gilles Deleuze à l'appui : «La gauche a besoin que les gens pensent.»

photo FRED KIHN

Philippe Pignarre en 7 dates : 2 mai 1952 Naissance à Angoulême. Mai 1971 Entre à la Ligue communiste révolutionnaire. 1973 Suit les cours de Michel Foucault au Collège de France. Janvier 1983 Manutentionnaire aux laboratoires Delagrange. Mai 1990 Directeur de la communication de Synthelabo. Création des Empêcheurs de penser en rond. Septembre 2000 Rejoint le Seuil avec sa maison d'édition. Octobre 2006 Publie les Malheurs des psys (la Découverte).

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