mercredi 10 janvier 2007

Candide....





Candide à Rainbowland
Ce texte est extrait d'un roman satirique de Franck Resplandy (non encore publié) dont le héros, Félix, est un Candide contemporain, auteur de livres un peu désuets. Dans les extraits qui suivent, il est question d'un militant gay, auteur dans la même maison d'édition (dirigée par Maxime Gauthier) que Félix.


Michael Cagnoux serait une voix de la prochaine décennie, c'est en tout cas ce qu'affirmait Maxime, enthousiaste. Et de fait, ce garçon à peine plus âgé que moi dirigeait un mouvement dont les médias parlaient déjà beaucoup. Pour dire les choses plus clairement, celui-ci regroupait des homosexuels, hommes et femmes (j'appris à cette occasion que des femmes pouvaient en être), des homosexuels, donc, qui militaient très activement pour «la reconnaissance de leurs droits» et «l'affirmation de leur identité».
Ces revendications (sociales, culturelles, politiques), dont certaines me semblaient légitimes, s'exprimaient de manière souvent violente et tapageuse au moyen de techniques d'intimidation éprouvées outre-atlantique : actions coup de poing, harcèlement téléphonique, confessions extorquées, dénonciations (l'outing, dans le jargon des militants). Les résultats, il faut l'avouer, se révélaient spectaculaires. Mais leur arme suprême, incontestablement, était un mot de neuf lettres, l'un des mots les plus nobles de la langue française dont ils usaient à l'envi devant micros et caméras : la tolérance (que peut-on opposer à une exigence de tolérance ?).
Je ne sus jamais en quelles circonstances Maxime avait connu Michael (Jean-Michel, en réalité) mais les deux ne furent pas long à s'entendre.
Maxime se disait convaincu qu'un «élitisme rose» était en voie d'émerger (les principales associations comptaient déjà d'importants relais dans les médias, les arts, la culture; elles possédaient en propre une station de radio, des magazines, des messageries télématiques...), et que négliger ce «créneau» pour un éditeur en vue eût constitué une lourde faute. Michael quant à lui, en bon stratège, voyait dans la littérature un excellent moyen de propager ses valeurs. Il se trouvait qu'il taquinait lui-même la plume, avec talent, et qu'il venait d'achever un texte. Damant le pion aux maisons qui le courtisaient, Maxime obtint de Michael qu'il signât pour deux livres aux Editions Gauthier et lui fit à cette fin des avances (je veux dire des à-valoir sur ses droits) substantielles.
Ce premier ouvrage, Backroom, en fait une autobiographie déguisée de l'auteur, se voulait une description fidèle et précise de la vie d'un jeune pédéraste aujourd'hui ; de la vie d'un quartier également puisque l'histoire, pour l'essentiel, se déroulait dans le Marais.
A l'intention du lecteur de province qui l'ignorerait encore, je dois ouvrir une courte parenthèse pour évoquer l'étonnante spécialisation de ce vieux quartier parisien.
Autrefois pittoresque avec ses échoppes, ses enseignes, ses ateliers d'artisans, son petit peuple des rues, cadre également de tant de romans d'aventures, le Marais est devenu en quelques années un carrefour mondial de l'inversion (un Gaytown comme l'écrit Michael). Outre les nombreux bars et discothèques gays, on y trouve des restaurants gays, des fleuristes gays, des pharmacies gays, des boutiques de vêtements gays, des agences de voyages gays, des librairies gays (j'allais ajouter inutilement des coiffeurs gays)...
Mais revenons au livre.
L'intrigue, au fond, n'avait pas grande importance : Stan (Michael) aimait Jacques qui lui-même s'était amouraché d'Eric, lequel ne semblait pas indifférent au charme de Wilfried, ni à celui plus exotique de Marcos, un instituteur brésilien. De son côté, Jean-René (l'ancien amant de Stan), s'il ne dédaignait pas la compagnie d'Alexandre, de Pascal, et de Jack, n'avait d'yeux que pour Ingmar, un pasteur suédois (lui-même entiché, successivement ou non, de Michel, Jeremy, Jean-Claude et William). Mais les stratégies amoureuses des uns et des autres se voyaient bientôt bousculées par l'irruption croisée d'une troupe de danseurs new-yorkais (Andrew, Peter, Brian, Leonardo, Brad, Stephen, Burt, Jonathan, Richard, Sydney, Andy, Mose, Freddy, Scott) et d'une équipe de handballeurs corfiotes (Yannis, Nikos, Andreas, Mikis, Yorgos, Aristote, Apollonios et les cinq remplaçants, Dimitris, Constantin, Theodoros, Kostas et Demis).
L'important pour l'auteur, au-delà des idylles et des tourments secrets de ses personnages, était à l'évidence de montrer ceux-ci en action (mais on s'en doutait peut-être). A deux, à trois, à quatre... par huit, par dix... par douze quelquefois, les groupes se faisaient et se défaisaient au fil des pages (au fil de quelques lignes, bien souvent !), dans des appartements, des parkings, des toilettes publiques, sous les portes cochères, sur les quais de la Seine...
Je ne sus, à sa lecture, s'il fallait prendre ce livre comme une épreuve de mémorisation (soixante-treize prénoms recensés, vingt-neuf lieux différents) ou bien comme un roman à énigme (qui n'avait pas couché avec qui ?).
Quant aux pratiques elles-mêmes, que Michael prenait un soin maniaque à détailler, elles dépassaient de loin la limite du soutenable. Qu'on s'échangeât si volontiers les rôles dans ces accouplements était le propre, sans doute, de l'homosexualité, mais autant de vice et d'abaissement choquait le sens commun. (Que l'on recherche, si on le souhaite, la traduction des anglicismes suivants : «fistfucking», «goldenshower», «bondage», «cocktorture», «scateating»... une horreur !)
Et puis il y avait ce lieu extravagant qui donnait son titre à l'ouvrage : la backroom..
Installées au sous-sol ou à l'étage d'un bar, les backrooms (il y en avait une dizaine dans le Marais : Les Nyctalopes, l'Ass you want, Frère éjac, Le Serre-au-pot, L'Anus Mundi...) accueillaient chaque soir, pour certains, jusqu'à six ou sept cents clients, six ou sept cents corps d'hommes qui, dans l'anonymat de la pénombre, s'abandonnaient à la plus folle dépravation. Les descriptions suggestives de Michael me révulsaient (imagine-t-on ces peaux moites et odorantes, ces souffles courts, ces gémissements, toutes ces bouches et ces mains qui se cherchent, se joignent ?...), et en même temps, je dois l'avouer, elles insinuaient en moi un trouble... que je m'expliquais mal et qui m'indisposait.
Les séductions de la langue, sans doute, dont l'auteur en militant habile savait user.

Il y a peu, je me trouvais dans le Marais (au passage, n'est-il pas troublant que l'interprète à l'écran de Lagardère et du capitaine Fracasse se soit choisi ce nom de scène ?), rue de la Verrerie précisément, et je croisai ce spectacle aujourd'hui familier de deux hommes se tenant par la main : un quadragénaire finissant et un garçon de dix-huit ans à peine. En voyant ce presque adolescent, au visage tendre, à l'air un peu perdu, un jeune provincial sans doute, je me souvins de mes premiers moments dans la capitale bien des années plus tôt...
Qui sait alors si, dans la solitude et l'ignorance qui étaient miennes, sans les solides valeurs que m'avaient inculquées ma mère et après elle ma tante, je ne me serais pas laissé tenter ?
On est si vulnérable à cet âge. (…)

(…) Deux ans après le succès d'estime rencontré par son roman Backroom, Michael Cagnoux publia un essai, un manifeste plutôt, dont le titre à lui seul était tout un programme : L'Hétéro par les cornes.
L'homme et la femme, osait-il soutenir dans cet ouvrage ardu, n'étaient pas faits l'un pour l'autre et l'exigence seule de la survie de l'espèce les avait conduit à se rapprocher. Tout les séparait selon lui et la biologie, l'anthropologie, la morphopsychologie, la neuropsychiatrie, aussi bien que l'histoire de l'art ou des idées le démontrait chaque jour un peu plus : la femme était aussi proche de l'homme que la carpe du lapin. Cette «altérité radicale», «ontologique» (?), interdisait de fait tout dialogue, toute entente véritables entre les deux sexes et de cette union «contre-nature» ne pouvaient naître qu'amertume et frustration, haine parfois. Michael estimait d'ailleurs que la violence du monde était le fruit vénéneux de cette «promiscuité sexuelle», et de ce qu'il nommait sans rire le «péché originel de l'Humanité».
Notre époque avait changé bien des choses, certes. L'amoindrissement des contraintes sociales, la disparition des interdits religieux et l'affranchissement des servitudes de la procréation permettaient à chaque sexe désormais d'exprimer librement et pleinement sa singularité. C'était là un acquis essentiel de la première révolution des mœurs, mais la seconde était déjà en marche...
A ce stade, l'on pouvait s'interroger : Devait-on vivre seul ? Fallait-il demeurer chaste ? (sans le savoir, j'aurais donc été un pionnier). Etait-ce là, selon l'auteur, le but ultime de notre évolution ?
Michael, on s'en doute, ne pensait rien de tel.
La vocation de tout être humain, écrivait-il sans sourciller, était l'homosexualité... C'était là son penchant naturel, son inclination profonde et spontanée refoulée depuis la nuit des temps par une morale cœrcitive et aliénante. A mesure que progressaient les libertés personnelles et que tombaient les masques hideux de la peur et de l'hypocrisie, la «vérité du désir» apparaissait au grand jour. Hébétés, titubants et comme sortis d'un mauvais songe, des millions d'hommes et de femmes se levaient à présent aux quatre coins du globe et rejoignaient fièrement la bannière arc-en-ciel (les couleurs que le mouvement s'était appropriées). Pour Michael, le XXIe siècle serait homosexuel ou ne serait pas et il prophétisait à horizon de vingt ou trente ans la création, en Australie ou en Afrique du Sud (que l'on se tienne bien !) d'un vaste Etat... gay et lesbien : Rainbowland !
En attendant ce jour de gloire, il exhortait lecteurs et militants à promouvoir par tous les moyens possibles (la mode, la publicité, les arts, le journalisme) ce qu'il appelait la «sexualité d'avant-garde» ou plus volontiers, la «nouvelle sexualité»...

Cette vision des choses me rendait perplexe.
Qu'il existât des différences entre hommes et femmes, différences qu'accentuaient l'égoïsme et l'âpreté de la vie moderne, cela n'était pas contestable. Pour autant, «l'altérité radicale» que se plaisait à souligner Michael ne pouvait-elle être transcendée, sublimée, aujourd'hui comme hier, par ce sentiment puissant et magnifique : l'Amour ? L'Amour, dont curieusement il parlait si peu.
La critique reconnut à ce livre de nombreuses qualités et promit à son auteur une destinée brillante. Maxime n'eut guère le temps de s'en réjouir cependant car Michael, sitôt libéré de ses obligations contractuelles, s'empressa de rejoindre un éditeur plus prestigieux. (…)

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