mercredi 24 janvier 2007

Une bande dessinée originale....



Une vie à travers la littérature

L'autobiographie éblouissante d'une lesbienne américaine figure parmi les 50 livres sélectionnés pour le palmarès du Festival de la bande dessinée d'Angoulême.

Titre: Fun Home. Une tragicomédie familiale
Auteurs: Alison Bechdel, Corinne Julve, Lili Sztajn
Editeur: Denoël Graphic
Autres informations: 236 p. en bichromie


Ariel Herbez, Samedi 20 janvier 2007

La bande dessinée, on le sait depuis Rodolphe Töpffer, est une expression littéraire singularisée et magnifiée par le mariage du texte et de l'image. Mais il est rare qu'on se laisse emporter par la qualité incandescente d'un texte sans que le dessin soit relégué à un rôle mineur de faire-valoir, que ce soit du fait du lecteur absorbé par le verbe, ou de l'auteur dont le talent de dessinateur ne serait pas la préoccupation première.

Fun Home, autobiographie minutieuse et saisissante de l'Américaine Alison Bechdel, 47 ans, publiée en français par Denoël Graphic, fait partie de ces réussites harmonieuses, avec un texte - bulles, récitatifs, inserts - brillant et un dessin minutieux, qui refuse l'épate mais joue un rôle capital de témoignage pour la compréhension du cadre et des personnages. Le livre est à juste titre sélectionné parmi les cinquante œuvres qui entrent en lice pour le palmarès du Festival de la bande dessinée d'Angoulême, qui se tient la semaine prochaine, du 25 au 28 janvier. Et son auteure fera le voyage, pour un débat des Rencontres internationales samedi.

Publié en feuilleton l'an dernier dans Libération, le livre d'Alison Bechdel a soulevé l'enthousiasme aux Etats-Unis. Malgré son humour apparemment détaché (une forme d'autodéfense à coup sûr), il n'est pourtant pas de la pâte habituelle du best-seller. Il est tout entier traversé par la mort, celle de son père, fauché par un camion, certainement un suicide camouflé (à 44 ans, à trois jours près au même âge que l'écrivain Scott Fitzgerald, on verra l'importance de ce rapprochement, et après avoir ostensiblement laissé traîner La Mort heureuse d'Albert Camus dans la maison). Le récit entrecroise, dans une relation troublée, la révélation pour l'auteure de sa propre homosexualité (par la lecture et l'esprit plus que par la chair, note-t-elle) déjà subodorée depuis l'enfance, et la découverte tardive de l'homosexualité de son père, secrète mais sous-jacente dès le début.

De plus, Alison Bechdel, à partir des notes plus ou moins assidues de son journal, réfléchit, s'interroge, triture, pour les comprendre, sa vie et celle de sa famille (moins une famille qu'une «colonie d'artistes» autistes, décrit-elle, «nous n'avions que nos moi»). Elle ne se contente pas d'ahaner un récit en se cantonnant à l'ennui existentiel et aux broutilles du quotidien, comme c'est le cas de trop d'autobiographies dessinées, ni à une linéarité chronologique fastidieuse.

Ce travail sur elle-même lui a pris sept ans, cloîtrée, perdant tout intérêt pour autre chose, distendant ou perdant relations et amitiés: «Je l'ai fait parce que j'avais à le faire», disait-elle au Washington Post en juillet dernier. Sa famille en revanche, sa mère pas ravie et ses deux frères, n'a pas fait obstacle à l'écriture du livre ni à sa publication; elle le souligne et leur rend hommage avec cette dédicace à la fois affectueuse et un brin cynique adressée à maman, Christian et John: «On s'est bien amusés malgré tout.»

Bruce Bechdel enseigne la littérature anglaise à des élèves apathiques dans une petite ville de Pennsylvanie, mais il est aussi thanatopracteur, ayant hérité de l'entreprise funéraire familiale. C'est la Fun Home du titre, pour Funeral Home, mais aussi pour le fun, baptisée ainsi par les enfants de la famille qui y trouvent une source inépuisable de jeux et d'amusement, dans la proximité familière de la mort. Le père entretient et restaure la maison et le jardin avec une maniaquerie obsessionnelle, qui le pousse à une tyrannie domestique soft, mais pas moins insupportable. Il se préoccupe plus du bon goût et du juste ton décoratif d'une volute tarabiscotée, d'un meuble retapé ou d'un habillement que de ses enfants. Une autre façon de cacher la réalité des choses, en relation avec son refoulement, note Alison, qui découvre l'intérêt de son père pour elle ne s'éveiller qu'à l'âge où ils peuvent trouver une complicité sporadique dans leur passion commune pour la littérature.

D'ailleurs, et c'est l'aspect passionnant du livre, toute la vie de la famille est lue à l'aune de la littérature, dans des allers et retours vertigineux et des transpositions étonnantes avec les œuvres de Fitzgerald, Proust, Camus, Joyce, Wilde (et son procès pour homosexualité). «C'est en termes de fiction que mes parents m'apparaissaient les plus réels», écrit Alison Bechdel, qui fait cette confession étonnante, lorsque son père lui annonce qu'il doit aller consulter un psychiatre: «Le rapprochement soudain de ma vie terne et provinciale avec un cartoon du New Yorker [un patient sur un divan] était enivrant.»

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